Un maître nageur

CONTENU DE LA BREVE

Longtemps les mardis soirs furent marqués d’angoisse. Le départ était prévu à 16 h 45 après la classe. Le car nous attendait devant l’école. Déjà dans l’après-midi la gorge me serrait lentement et inexorablement. Il me reste des souvenirs d’hiver ; l’arrivée à la nuit tombée ou presque. Le hall de la piscine était décoré de hublots qui donnaient sur la profondeur du grand bain. Des bruits sourds venaient des murs.

Déjà l’odeur du chlore ajoutait la nausée à l’angoisse. Ensuite le vestiaire collectif et la promiscuité dans cet univers de carrelage et d’humidité. Le battement de cœur allait crescendo. Certains de mes copains étaient dans le même état que moi, je le savais, mais leur silence cloisonnait chacun dans sa solitude. Les quelques mots banals échangés dans cette ambiance suffocante se perdaient dans le brouhaha du vestiaire moite.
Au bord de l’eau, le carrelage bleu délavé produisait une acoustique où les éclats de voix rebondissaient dans un chaos sonore, mat et flou. Tout au long de la journée, la fréquentation des bassins avait accentué l’odeur du chlore, puissante à cette heure-là.

Dès les premières séances, j’appris à me méfier de la joie martiale du maître-nageur. Au départ dans le petit bain, avec les copains, nous tremblions dans l’attente de ces mots : « Maintenant on va dans le grand bain… » ; annonce qui venait de plus en plus tôt dans la séance au fur et à mesure que les semaines passaient. Les plus angoissés des enfants – j’en étais – exerçaient leur intelligence en de multiples stratagèmes. Il fallait éviter le pire.

Pour découvrir le grand bain, une unique et seule méthode : on saute dedans. Une progression raffinait grossièrement la chose. Perche en main d’abord, puis saut en attrapant cette perche, ensuite saut sans perche et la perche tendue seulement après. C’était la base. S’y ajoutaient les techniques pour « récalcitrants ».J’ai vu des copains poussés à l’eau par surprise ou de force, des perches salvatrices retirées au dernier moment, jusqu’à mon pote Thierry, lancé par deux maîtres-nageurs assez loin dans le grand bassin. L’un d’eux – rigolard – à son collègue : « De toute façon ils reviennent toujours ! ». Thierry est revenu, épouvanté.

Rapidement je pris le large en milieu de séance et me réfugiais, grelottant, dans les toilettes. Une autre fois j’oubliais mon sac de piscine chez moi, une autre fois je le dissimulais dans le bus. Je tombais malade aussi. Que de souffrance !

Je ne savais plus de qui j’avais peur : de l’eau profonde (la noyade, la mort) ou de cet adjudant épais. Si au moins il avait été méchant… j’aurais pu me révolter, me mettre en colère, peut-être. Là, un manque d’égards jusqu’à la négligence brutale qui prenait la forme d’une joviale insouciance. Bref, le cauchemar !

Trois années de primaire passèrent ainsi. À l’heure d’écrire ces lignes beaucoup de souvenirs manquent mais l’essentiel persiste.
Jusqu’en CM2, j’eus des bons résultats scolaires ; j’étais toujours bien classé. A l’arrivée au collège, le tableau se ternit quelque peu sur ce plan mais j’appris à nager rapidement.
1979, donc. Changement de décor : une piscine plus petite, plus récente, faite de boiseries, proche du collège. Un bassin unique qui allait de 0,7 à 2 mètres de profondeur sur 25 m de long. Le maître-nageur, un homme jeune à la peau noire, légèrement métissé, le crâne déjà dégarni et le cheveu ras. Il est grand et élancé, le profil type du nageur. Sûr de lui, il a la voix forte et bien placée, avec cette suffisance pénible de ceux qui savent. Cela n’augurait rien de bon… mais rapidement je perçus dans le timbre de sa voix une légère inflexion, un grain d’humanité. La voix n’était plus tout à fait lisse mais offrait des accroches comme des promesses d’un secours possible.

Sans jamais quitter une fermeté dans le ton, la voix et les gestes étaient moins militaires et mes hésitations, d’abord accompagnées d’encouragements virils, se voyaient ensuite guidées par une écoute attentive et quelques paroles qui scellèrent une relation de confiance. Qu’a t-il pu me dire ? A forcer ma mémoire je n’ai pas souvenir d’une mansuétude mais plutôt d’une prise en compte de mes difficultés et d’une réponse surtout technique. « On va faire comme ça… ». Ce maître-nageur sut trouver la façon pour lever mes appréhensions. Je ne saurais en dire plus.

En quelques séances mon corps s’équilibrait dans l’eau profonde et je goûtais le plaisir d’évoluer dans cette totalité. C’était comme d’apprendre à voler !

Épilogue
En 2005, quelque vingt-cinq années plus tard, je suis dans cette même piscine avec mes deux enfants. Le maître-nageur est toujours là. La même allure sportive et seules les tempes grisonnantes marquent le temps passé.

Un air un peu las peut-être que j’imagine dû aux vicissitudes de la vie. Je ne sais pas pourquoi ce jour-là mais je m’épanche et je raconte l’histoire à mes deux garçons. Je finis le récit par ces mots : « Je ne l’ai jamais remercié. ». Nicolas, mon aîné : « Pourquoi tu ne le fais pas maintenant ? » J’opine du chef. Sans hésitation, je sors de l’eau et je salue le maître-nageur :

  • Vous ne me reconnaissez certainement pas mais vous m’avez appris à nager lorsque j’étais au collège. J’avais peur de l’eau et je m’en suis sorti grâce à vous.
  • En quelle année ? m’interroge-t-il.

Nous faisons les comptes ensemble.

  • Oui, je venais d’arriver ici, ça correspond.
  • Merci beaucoup !
  • Mais il n’y a pas de quoi ! me répond-il avec un sourire ravi et modeste.

Dans cette réponse souriante et humble, j’ai senti cette assurance simple de l’homme qui a fait son travail. Simplement son travail et tout son travail. Respect.

A propos de l'auteur ou de l'autrice

A compléter par une courte biographie d’Alexis GERARD, coordonateur d’ULIS