Contexte d’émergence :
Stage national (Programme national de Formation / PNF) intitulé « les enseignants en difficulté », Patrice Nagel et JM Paragot, IUFM des Batignolles, Paris, 1993 et 1994.
Nous présentons ici un ensemble de notions qui s’articulent autour du concept de distance de professionnalité en précisant aussi l’importance de la notion de double qui permettrait de vivre et travailler dans les métiers de l’humain. Des métiers réputés impossibles qu’il faut bien faire !
La référence à l’expérience subjective ou l’accès en première personne à sa propre expérience
Selon P. Vermersch[1], deux voies semblent possibles pour accéder à l’expérience subjective : la première passe par la médiation des textes, la seconde est celle de l’accès en première personne à sa propre expérience.
Dans le second cas, le travail sur le pôle du réel n’est pas sans poser quelques questions :
Comment changer les habitudes de recherche qui s’appuient la plupart du temps sur des points de vue à la troisième personne ? Le chercheur espère ne pas être trop présent en tant que personne au cours des différentes phases de son travail. Il expérimente.
Comment donner une place dans l’élaboration du savoir aux gestes expérientiels, à savoir : porter son attention sur son vécu, sur l’expérience subjective, sur ce à quoi chacun peut accéder de son expérience au moment même, ou après en avoir fait l’expérience ?
Quelle place faisons-nous au double, à la seconde personne qui interroge, recueille des bribes, coconstruit un point de vue, un savoir à partir de l’expérience dont l’Autre fait état ?
En quoi la mise en forme (formalisation par le langage général) de l’expérience pèse-t-elle sur l’accès même à la pensée de celle-ci ?
« Accéder à ce vécu, et plus encore, le décrire une fois le réfléchissement opéré sont des activités expertes, difficiles, demandant un apprentissage, un exercice assidu pour leur donner précision et stabilité. Autrement dit, il faut accepter cette rupture épistémologique narcissiquement très brutale : ce qui m’est le plus intime dans l’acte même de le vivre, ne m’est pas donné comme connaissance, ni immédiatement (il faut l’élaborer), ni spontanément (il faut apprendre ce geste intérieur), ni facilement (il faut s’y exercer, et souvent le vécu se dérobe à mes tentatives maladroites pour le réfléchir)[2]. »
Nous comprenons bien que le vécu soit disponible à la mise en conscience, geste cognitif qui suppose un savoir-faire, mais que rien ne se produit automatiquement. Il faut la volonté de le faire ou le recours à un médiateur.
Pouvons-nous, en outre, penser pertinente l’élaboration d’une connaissance du singulier ?
Les enjeux d’une telle posture renvoient à la citation de JC. Piguet par P. Vermersch[3]:
« La subjectivation fondamentale dont témoigne l’histoire de la connaissance occidentale consiste en ceci, que le siège de la connaissance a été déplacé successivement de la réalité à la connaissance de la réalité ; de la conscience de la réalité à la réflexion de cette conscience par elle-même ; de la pensée qui se lie à la réalité à une pensée qui se pense elle-même avant de se lier à la réalité ; d’une pensée qui se pense elle-même à une pensée qui prend appui sur le langage qu’elle tient ; et enfin, de là, à une pensée dont on voudrait aujourd’hui, qu’elle ne soit plus que langue, discours et parole. »
La pensée enseignante en action
« Penser à l’enseignement n’est pas pratiquer l’enseignement. Ecrire ou parler de l’enseignement (même un grand nombre de fois et même toute sa vie) n’est pas pratiquer l’enseignement. Mais je peux savoir pratiquer l’enseignement et ne pas savoir en parler et même ne jamais y penser (une pratique peut rester irréfléchie).
Quand je sais pratiquer l’enseignement, il peut aussi devenir un objet de pensée et même je peux m’essayer à formuler en quoi cela consiste. Mais formuler en quoi consiste l’enseignement ne garantit pas que je sache le pratiquer, ni même que je sache de quoi il s’agit. »
Dernier clin d’œil à la lecture commentée de JC. Piguet par P. Vermersch[4]. J’ai joué comme ce dernier nous y invite à remplacer l’objet « réduction » par un autre qui nous concerne davantage, ici : « enseigner »…
Un article datant de dix ans de F.V Tochon[5] nous avait incités à dépasser l’idée de « réflexion-en -action » de Schön pour construire celle de « pensée enseignante en action[6] ».
Non seulement l’enseignant en train d’enseigner aurait la possibilité de prendre conscience de ce qu’il perçoit, fait, dit mais en plus il serait en mesure (une fois entraîné ou après une durée significative d’expérience professionnelle) de saisir la réalité en train de survenir d’un point de vue extérieur, totalisant.
Il serait doué de l’usage simultané de deux caméras : une qui rendrait compte de ce qu’il voit de sa place et une, en plan plus large, qui construirait un panorama où il serait en mesure de se percevoir lui-même en train d’agir, de parler, de percevoir. De notre point de vue élargi, il en irait de même pour les soignants et la pensée soignante en action et de toutes les professions de l’humain engageant la réflexivité des professionnels au travail.
La notion de double épistémologique
« Le thème du double tel qu’il a été traité dans la littérature du XIX° siècle ou dans la littérature contemporaine de science-fiction, est toujours un développement de la notion de double identique. Là, le sujet affronté à son double est inexorablement conduit à la mort ou à la folie. Au contraire, dans les mythologies traditionnelles qui assurent un soutien à la structuration psychologique du sujet, il s’agit le plus souvent d’un double symétrique dont la rencontre a plutôt valeur d’initiation. » T. Nathan[7]
Pour nos professions et métiers de l’Humain, l’idée du double permettrait de saisir la difficulté à construire une compétence particulière après en avoir pris conscience pour enfin pouvoir la nommer : « la pensée professionnelle en action ».
En suivant les pistes d’une ethno-pédagogie possible nous nous interrogeons quant à la nature du double en tant qu’opérateur psychique, quant au rôle des langages dans cette fonction (langage oral, écrit, corporel).
Sa fonction est de délimiter «l’identité du sujet ». Aussi nous pourrions avancer que le double apparaît chaque fois qu’il se révèle nécessaire d’établir la frontière du sujet ou en dernier ressort de le réassurer dans son identité ; y compris professionnelle. Nous travaillons alors le dedans et le dehors, le moi et le non-moi, la perception d’une topographie psychique en écho avec les sensations corporelles (image de soi en double reconstruite), la ré interrogation de l’appartenance sexuelle.
Entre ces doubles, l’existence d’un voile qui rendrait aveugle (l’image de la cécité), nous obligerait à le nommer dans le métier d’enseigner par exemple : rapport au savoir ? Représentations liées au métier ? Singularité et corps enseignant ?
La cécité initiale serait constitutive de la difficulté à construire sa propre « pensée professionnelle en action ». Les confusions entre les perceptions de soi comme sujet et comme objet, des niveaux d’expert et de personne seraient des formes de la cécité professionnelle dans les métiers de la relation.
Si être professionnel dans les métiers de la relation c’était voir clair entre le professionnel, l’expertise et le personnel (dont le rapport subjectif au savoir que l’on enseigne, aux soins prodigués, au « bien commun » défini, au jugement…) ; alors, comment pourrait-on s’y prendre pour rendre les choses visibles au sujet lui-même ?
Nous proposons de penser que l’acquisition de « la pensée professionnelle en action » se traduirait par un raccourcissement progressif du délai entre l’action et la conscience de celle-ci ainsi que par la réduction de la sensation de double à la conscience de deux réalités en relation grâce à l’espace intermédiaire que constitue « la distance de professionnalité ».
La distance de professionnalité dans les métiers de la relation.
Nous avions réalisé un schéma illustrant la distance de professionnalité ; nous proposions alors de saisir notre métier d’enseignant parmi les autres métiers de la relation[8] :
« Les nuances se construisent au regard de l’objet qui met en présence les protagonistes de la relation et en fonction du niveau d’institutionnalisation de celle-ci :
soignant/soigné ; médecin/patient ; vendeur/acheteur ; écrivain/lecteur ; décideur/exécutant ; formateur/formé ; maître/élève ; juge /jugé …
Le soin, la maladie, le bien, le texte, la décision, la transformation, le savoir ou le jugement seraient des objets constitutifs « de » et constitués « par » la relation institutionnelle. »
Expert et personne
Chaque protagoniste est structuré autour d’un noyau subjectif, intime, secret voire inconscient de sa personne réenveloppé d’une surface visible, efficace d’expertise. Entre les deux, une distance variable et évolutive serait le lieu d’amortissement et de transmission des effets professionnels sur la personne et réciproquement des affects personnels sur l’expertise ; ce que nous avons dès 1991 appelé la « distance de professionnalité », lieu du « pilotage » de soi en relation professionnelle[9].
C’est aujourd’hui, pour nous, l’enjeu du double épistémologique dans les professions de l’humain
Objet fondateur
Qu’est-ce qui fonde notre relation ?
Quel est l’objet du point de vue de l’un, du point de vue de l’autre ?
La rencontre appelle la nomination de l’objet qui fonde la relation et l’accord sur sa nature. Le savoir qui est lié à l’objet et les gestes qu’il requiert convoquent une expertise tant chez l’un que chez l’autre des protagonistes.
Tiers lieu médiateur
Cet espace mérite d’être éclairé par plusieurs points de vue. Le texte sur « l’éloge de l’attente » est intime, il concerne l’objet amoureux et permet de saisir ce qui peut se jouer dans la possibilité d’une co construction. Ensuite, le texte sur le « tiers-lieu » pour une approche de cette fonction et en fin « la part manquante » pour comprendre les articulations fines entre les protagonistes et l’objet d’une relation y compris en situation professionnelle.
La part manquante de soi
Elle permettrait, selon notre approche de la profession, de :
Préserver le mouvement autonome du sujet vers l’espace tiers et ce, dans les deux sens. De soi vers l’objet en construction et de l’objet vers soi dans une forme de discours récursif.
Concevoir le sujet comme non réductible à l’objet tiers ou bien dans l’impossibilité de le confondre en totalité dans le renversement sujet / objet.
D’accepter qu’il en soit de même pour l’autre protagoniste, en créant ainsi un sentiment d’Altérité synonyme de similitude et non de confusion.(altérité v/s ipséité).
L’Autre deviendrait alors inaliénable à l’objet de la relation, à l’idée de l’Autre pour Soi, à Moi en tant que mon propre objet.
D’offrir, après un temps de travail de va et vient de Soi à l’objet, l’idée que « l’espace projectif interne » ainsi rendu conscient ne serait pas un tiers lieu pour d’autres relations mais un espace du savoir de Soi.
Celui-ci restant disponible à Soi dans le cadre de la relation à l’objet et de la relation à l’autre ; donc, dans le cadre de l’action.
De préciser ainsi la notion de savoir de Soi en action.
En important cette démonstration dans le cadre de l’enseignement, on définirait ainsi l’espace noyau de chacun des pôles en présences : la personne subjective. La part manquante renverrait alors à l’expertise dans le rapport du sujet au savoir et dans le rapport à l’autre en situation professionnelle.
Ce serait donc en questionnant le rapport de Soi au savoir, de Soi à l’autre, et du Soi professionnel à Soi que l’on pourrait espérer travailler au savoir de soi en action appelé dans ce cadre précis : « la pensée enseignante en action ».
En guise de conclusion quelques questions de formation à la suite d’une dernière bribe écrite par Tobie Nathan.
» Il est vrai que les tentatives de formulation de la fine homéostasie qui règle, dans le fait psychopathologique, les rapports entre psyché et culture furent toujours l’œuvre de penseurs solitaires et non d’écoles » (Freud, Róheim, Devereux) ; peut-on encore se percevoir double si l’on accepte d’être membre d’un groupe ? »
Ceci, de notre point de vue, interpelle une autre articulation, un autre retournement à l’œuvre dans les métiers de la relation et en particulier dans l’enseignement: Comment interfèrent le sentiment d’appartenance au corps professionnel et la conscience de soi en train d’agir ? Les habitudes, mœurs, coutumes du corps professionnel ne sont-elles pas des écrans à la conscience de soi en action ? Le sentiment d’appartenance doit-il être plus fort que la conscience singulière du soi professionnel ?
Nous posons que le conflit entre l’autonomie et l’hétéronomie professionnelles est ici très sensible et peut-être modélisant des rapports d’autorité au sein de l’institution scolaire, par exemple : peut-on être singulier pour enseigner ?
Comment revendiquer son propre chemin avant de pouvoir en inviter d’autres à passer de l’in-connu au su ?
Qu’est-ce qui devrait se construire en formation d’enseignant afin de permettre à chacun d’élaborer une expertise singulière identifiable par tous ?
Notes :
[1] « La référence à l’expérience subjective » Pierre Vermersch, CNRS, GREX, Alter (revue phénoménologique) N°5 de1997. www.es-conseil.fr/GREX/textes
[2] Idem précédente.
[3] « Avez-vous lu Jean-Claude Piguet ? », P. Vermersch, revue du GREX, « expliciter » N°13 ,
www.es-conseil.fr/GREX/textes
[4] idem précédente.
[5] « A quoi pensent les chercheurs quand ils pensent aux enseignants ? », François V. Tochon, revue française de pédagogie, N° 99, avril-mai-juin 1992, p 89 à p 113.
[6] « Education physique et enseignement spécialisé », P. Nagel et JM. Paragot. Journées d’études de l’adaptation et de l’intégration scolaires, Beaumont/Oise, 1984.
[7]Psychanalyse païenne, Tobie Nathan, éditions Odile Jacob, 1995, Paris.
[8] Stage national « les enseignants en difficulté », P. Nagel et JM. Paragot, plan national de formation, IUFM des Batignolles, Paris, 1993.
[9] Paragot, JM (1991). Le corps dans le métier d’enseignant. DEA formation / emploi, Université de Nancy 2, novembre 1991.
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