Kaltoum Mahmoudi est maîtresse de conférences en Sciences de l’information et de la communication au laboratoire Gériico de l’université de Lille. Cet article est issu de son étude doctorale menée entre 2018 et 2022.
« Former l’esprit critique » : une approche de la culture informationnelle dans son volet « esprit critique »
L’expression « Former l’esprit critique » est extraite des pages dédiées au développement de l’esprit critique sur le site institutionnel Eduscol[1] lesquelles sont situées sous différentes rubriques dont l’éducation aux médias et à l’information (ÉMI). Dans le cadre de notre étude doctorale, menée entre 2018 et 2022 au laboratoire Gériico de l’université de Lille, nous avons considéré cette expression comme une formule étendue comme « […] un ensemble de formulations qui, du fait de leurs emplois à un moment donné et dans un espace public donné, cristallisent des enjeux politiques et sociaux que ces formulations contribuent dans le même temps à construire. » (Krieg-Planque, 2009, p. 7) En tant que formule, « Former l’esprit critique » condense un éventail de discours, de signes et d’événements que nous avons analysé dans le cadre de notre thèse. Appuyée par une analyse quantitative et qualitative de trois corpus de discours étendus sur une période de 21 années (1998-2019) et située dans la sphère des discours de l’institution scolaire française, notre recherche questionne autant l’impératif de « Former l’esprit critique » que les processus de normalisation des contenus de culture informationnelle sur la période étudiée (Mahmoudi, 2022). Dans un contexte technologique en évolution qui fait émerger des besoins nouveaux en matière d’apprentissage et d’éducation, la formule soulève des problématiques socio-politiques et éducatives liées à la fonction de transmission culturelle incarnée traditionnellement par l’école. Sous le prisme de cet objet de discours qu’est la formule « Former l’esprit critique », nous avons interrogé in fine l’évolution du concept de culture informationnelle dans son volet « esprit critique » en œuvrant à la théorisation d’un concept non stabilisé à ce jour, celui de « culture critique de l’information » (Ibid.).
Mobiliser les concepts d’ « esprit critique » et de « culture informationnelle[2] » revient à prendre position en faveur d’une approche socio-culturelle et éducative française héritée des Lumières dans la lignée du projet politique des pères fondateurs de l’école républicaine (Jules Ferry, Ferdinand Buisson, Condorcet) de former des esprits libres et émancipés des croyances religieuses (catholiques) par l’acquisition de compétences de base (lire, écrire et compter) façonnant ainsi le modèle éducatif français (Condorcet, 1988 [1795], p. 275). Pour penser l’articulation de ces deux concepts, nous avons situé notre réflexion dans le cadre des travaux des chercheurs français engagés, en 2008, dans l’Équipe de recherche en technologie éducative (ERTé) « Culture informationnelle et curriculum documentaire » (Chapron et Delamotte (dirs), 2010 ; Maury, 2013) tout en prenant en considération des publications collectives plus récentes (Liquiète (dirs), 2014 ; Ihadjadène, Saemmer & Baltz (dirs), 2015; Delamotte, Serres & Liquète, 2021 (dirs.)) situées dans le domaine de la translittératie (Delamotte, Philippe & Chenevez, et al., 2017) et des cultures de l’information articulées aux capacités d’esprit critique (Lehmans, 2021). Si l’approche critique de la culture informationnelle est revendiquée dans la littérature scientifique francophone, celle-ci est abordée en filigrane et de manière implicite, souvent présentée comme « allant de soi » en raison du flou épistémique de la notion « esprit critique » tandis qu’a contrario, émerge dans le monde-anglophone, à partir des années 2010, le courant Critical information literacy (Tewell, 2015). Théorisé, dénommé et revendiqué par une communauté de professionnels des bibliothèques universitaires américaines (Drabinski & Tewell, 2019), l’émergence de ce courant critique contraste avec l’absence de dénomination et de théorisation scientifique d’une culture informationnelle française à la fonction critique renforcée. Ce point saillant qui émerge de l’état de l’art nous a amenée à extraire cette fonction de la sphère de l’implicite en œuvrant à sa théorisation dans le cadre d’une recherche doctorale (Op. cit., Mahmoudi, 2022). Si nos conclusions apportent des réponses contrastées à ce sujet, nos résultats concluent à un manque de considération institutionnelle quant aux enjeux socio-politiques et éducatifs de la transmission d’une culture informationnelle à la dimension critique renforcée laquelle est le plus souvent englobée, dans les discours institutionnels, sous l’appellation générique de « culture numérique » (Mahmoudi, 2020). Si l’analyse des corrélations du corpus démontre que l’expression « esprit critique » est étroitement corrélée au terme « information », les résultats de l’analyse discursive révèlent la pauvreté épistémologique de la formation de l’esprit critique au sein de laquelle la transmission de savoirs informationnels semble occultée tandis qu’ils sont pourtant constitutifs d’une culture informationnelle nécessaire à la formation d’un esprit informé et critique (Mahmoudi, 2022a). Dans un contexte technologique en évolution où l’esprit humain ne parvient plus aisément à évaluer la véracité des sources d’information et à distinguer le vrai du faux, la formule « Former l’esprit critique » appelle davantage à la perpétuation de l’ordre scolaire qu’à une volonté politique de mettre en œuvre une éducation critique à l’information et aux médias comme levier d’émancipation pour les élèves (Mahmoudi, 2023, p. 184). Un ordre qui renvoie à l’espace social de l’école doté de son espace-temps et de ses valeurs, de son organisation prioritairement dédiée à l’enseignement et aux apprentissages disciplinaires (Lahire, 2008, cité dans Beguin-Verbrugge & Kovacs, 2011, p. 103)
« Former l’esprit critique » : une formule qui fait sens dans un contexte situationnel
L’analyse de fréquence menée dans le cadre de la recherche révèle un usage élevé de la formule « Former l’esprit critique » pendant la période des attentats de 2015-2016 où celle-ci s’instaure comme un présupposé d’urgence dans les discours institutionnels (Op. cit., Mahmoudi, 2022a ; 2023). Nos résultats dévoilent le poids des normes, des idéaux, des valeurs et des prescriptions qui confortent aussi bien l’adhésion aux principes et aux idéaux républicains que les processus d’affiliation à la culture scolaire ayant pour conséquence une dilution du fondement critique de l’« esprit critique ». Dans la période 2015-2016, le rapprochement de la formule avec les valeurs républicaines et la laïcité est démontré notamment dans le cadre de ÉMI. Sur le plan discursif, le processus de dépolitisation[3] de l’esprit critique consiste à faire appel à ces principes fondateurs et légitimés au fondement de l’école républicaine en tant que cadre légitime au développement d’un esprit critique entendu comme un esprit laïc et républicain (Ibid., Mahmoudi, 2023). En rappelant le projet des pères fondateurs de l’école républicaine, la formule « Former l’esprit critique » fonctionne en discours comme un point de ralliement autour d’un projet plus politique que pédagogique (Op. cit., Mahmoudi, 2025). Pour déconstruire cette formule, nous avons défendu une approche foucaldienne de l’esprit critique dans le sens d’une « attitude critique » en tant qu’une attitude morale et politique, manière de penser, de dire et d’agir qui consiste à déconstruire les évidences, les préjugés et les opinions fausses (Foucault, [1978], 2015). À partir d’une approche généalogique et politique de la critique sous l’angle du pouvoir et du savoir, Foucault associe l’attitude critique à un processus de désassujétissement propre à une culture de soi, à une politique de soi-même, qui consiste en l’art « de n’être pas gouverné » (Ibid., p. 65). Partant, nous avons constaté que le caractère politique et subversif au fondement du terme « critique » est neutralisé dans les conceptions institutionnelles alors que le développement d’un esprit « critique » (dans le sens foucaldien du terme) constitue pourtant un levier d’émancipation. L’analyse lexicométrique menée avec le logiciel Iramuteq témoigne, à cet égard, de la faiblesse des corrélations de la formule avec des termes issus des champs lexicaux de la résistance, de l’attitude critique, de la participation et de l’émancipation. (Op. cit, Mahmoudi, 2020, p. 57). Cette dénégation du caractère politique de l’esprit critique dans les conceptions institutionnelles entre en contradiction avec la finalité d’une ÉMI qui favorise l’implication et la participation de l’élève aux processus démocratiques par l’acquisition d’une culture informationnelle critique (Op. cit, Mahmoudi, 2025).
Esprit critique vs attitude critique : quel esprit « critique » l’école veut-elle former ?
L’usage de la formule dans les discours institutionnels français, de 1998 à 2019, renvoie à une conception cognitiviste de l’esprit critique qui met l’accent aussi bien sur les processus mentaux et le fonctionnement du cerveau que sur la métacognition et les biais cognitifs. Les termes qui surgissent de l’analyse lexicométrique du corpus de discours institutionnels dessinent le portrait idéalisé du « bon » élève penseur critique (dans le sens de celui qui réussit sa scolarité) doté d’un grand nombre de capacités intellectuelles et cognitives d’observation, de raisonnement, d’analyse, de jugement et de curiosité. Mais l’esprit critique est-il « critique » ? (dans le sens foucaldien du terme). Dans les conceptions institutionnelles, le développement de l’esprit critique relève davantage d’un processus naturel, de capacités intellectuelles et cognitives qu’il appartient à chaque enseignant de réactiver plutôt que d’un acte politique visant la mise en œuvre d’un parcours éducatif fondé sur des apprentissages informationnels adaptés et sur une ÉMI à la dimension critique renforcée. Les résultats de l’analyse lexicométrique témoignent d’une centration sur les processus cognitifs d’apprentissage et soulignent l’absence de termes qui réfèrent au concept de « critique » dans sa dimension politique (Ibid., Mahmoudi, 2025). Cette approche cognitiviste dévoile de surcroît une logique productiviste de performance intellectuelle et cognitive qui s’oppose au temps nécessairement long de la construction d’un esprit « critique » dans le sens politique du terme. Cette conception cognitiviste qui émerge de nos résultats est finalement éloignée d’une éducation critique qui favoriserait les processus d’autonomisation intellectuelle et les transformations socio-culturelles en faveur d’un agir de l’élève dans un rapport actif et critique à son environnement informationnel (Ibid). Dans le cadre de l’ÉMI, nous avons mis en relief les dangers de cette approche qui engendrent, sur le plan discursif, des tensions voire des malentendus entre la finalité émancipatrice de cette éducation qui postule du développement d’une attitude critique (au sens foucaldien de l’expression) et les contraintes liées à l’ordre scolaire. Nos conclusions interrogent finalement l’apport des Sciences de l’information et de la communication à la réflexion sur les démarches critiques et réflexives notamment en ÉMI appelant même les chercheurs de ce champ à une critique de l’esprit critique (Schürgers et al., 2024).
Bibliographie
Beguin-Verbrugge, A., & Kovacs, S. (dirs.). (2011). Le cahier et l’écran : culture informationnelle et premiers apprentissages documentaires. Hermès science Lavoisier.
Chapron, F., & Delamotte, É. (dirs.). (2010). L’éducation à la culture informationnelle. Presses de l’ENSSIB.
Condorcet., « Dixième époque : des progrès futurs de l’esprit humain », Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain suivi de Fragment sur l’Atlantide, 1795, Flammarion, 1988.
Delamotte, É., Philippe, J., Chenevez, O., Loicq, M., & Serres, A. (2017, mars). Convergences et divergences des trois cultures de l’information (info-doc, info-média, info-data) : deux corpus de textes sous la loupe d’Alceste. Rapport de recherche de la Tâche 1 de l’ANR TRANSLIT. https://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_01552080/document
Delamotte, É., Serres, A. & Liquéte, V. (2021). Des cultures aux pratiques informationnelles : approches, enjeux, diversités des pratiques informationnelles. Presses universitaires de la Méditerranée.
Drabinski E. & Tewell E., (2019). Critical Information Literacy », in Renee Hobbs & Paul Mihailidis, The International Encyclopedia of Media Literacy. John Wiley & Sons, 2019.
Eduscol (2016). Former l’esprit critique des élèves. https://eduscol.education.fr/1538/former-l-esprit-critique-des-eleves
Foucault, M. ([1978], 2015). Qu’est-ce que la critique ? édition établie par Henri-Paul Fruchaud et Danièle Lorenzini. Paris, Librairie Philosophique J. Vrin.
Ihadjadène, M., Saemmer, & A., Baltz, C. (dirs). (2015). Culture informationnelle : vers une propédeutique du numérique. Hermann.
Krieg-Planque, A. (2009). La notion de « formule » en analyse du discours : cadre théorique et méthodologique. Presses universitaires de Franche-Comté.
Lehmans, A. (2021). Éduquer à l’incertitude : culture de l’information et esprit critique, une approche comparée. Éducation et sociétés, 45(1), 57-77. https://doi.org/10.3917/es.045.0057
Liquète, V. (dir.) (2014). Cultures de l’information. CNRS
Mahmoudi, K. (2020). Esprit critique et pouvoir d’agir : vers le développement d’une « attitude critique » ?. Spirale – Revue de recherches en éducation, 66(3), 51-63. https://doi.org/10.3917/spir.066.0051
Mahmoudi, K. (2022) Formes et formule : « Former l’esprit critique » : Des discours sur l’esprit critique à la fonction critique de la culture informationnelle. [Thèse de doctorat, Université Lille).
Mahmoudi, K. (2022a, janvier). « Former l’esprit critique des élèves ». Usages du numérique et formation de l’esprit critique : analyse discursive d’un dispositif de médiation. Éducation & Formation, (e-317), 21-34. http://revueeducationformation.be/index.php?revue=37&page=3
Mahmoudi, K. (2023). Esprit critique et processus de normalisation d’une culture critique de l’information : une analyse de discours instituants (1998-2019). Études de communication, 61(2), 169-186. https://doi.org/10.4000/edc.16288.
Mahmoudi, K. (2025, à paraître). « Esprit critique » : une expression lexicale, un fondement républicain, un point de ralliement. Politiques de communication, 23.
Maury, Y. (2013). D’une culture de l’information à la culture informationnelle : au-delà du « penser, classer, catégoriser ». Dans M. Frisch (dir.), Nouveaux espaces et dispositifs en question, nouveaux horizons en formation et en recherche : objets de recherche et pratiques « en écloserie » (pp. 125-148). L’Harmattan. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01337273
Rioufreyt, T. (2017). Ce que parler politique veut dire. Théories de la (dé)politisation et analyse du discours politique, Mots. Les langages du politique, 115, 127-144.
Schürgers, É.et al. Présentation par le collectif « Critique de l’esprit critique » du rapport pour l’OPSN : « Démarches critiques et pratiques socio-numériques ». Penser les rapports aux savoirs. Démarches critiques et sciences participatives, 03 mai 2024, Paris, France.
Tewell, E. (2015). A decade of critical information literacy : a review of the literature. Communications in Information Literacy, 9(1), 24-43. https://files.eric.ed.gov/fulltext/EJ1089135.pdf
[1] Eduscol (2016). Former l’esprit critique des élèves. https://eduscol.education.fr/1538/former-l-esprit-critique-des-eleves
[2] Cf. Article de Yolande Maury dans ce même dictionnaire.
[3] Le terme « dépolitisation » est entendu comme une neutralisation et une « dénégation du caractère politique » qui caractérise l’usage en discours de la formule (Rioufreyt, 2017, p. 127).
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