A la hauteur

Aaaahhh ! La belle séance !

CONTENU DE LA BREVE

Aaaahhh ! La belle séance ! Sans verser dans l’autosatisfaction béate, il faut reconnaître que l’enseignement recèle, de temps à autre, quelques satisfactions : une belle séance bien menée, qui recueille non seulement l’adhésion du public (bien souvent retors) mais aussi sa participation active.

Bien sûr, il n’y a pas de séance d’enseignement parfaite dans le sens où TOUS les élèves apprendraient (de façon définitive) à l’unisson le savoir habillement mis en scène. Non.

Pourtant, il eut ce jour-là. Ce mardi de mars, l’emploi du temps de l’ULIS indiquait « Regroupement ULIS – Conseil ». En ce début d’après-midi, le seul horaire de la semaine où tous les élèves du dispositif ULIS sont ensemble en « regroupement », c’est à dire qu’aucun d’entre eux n’est dans sa classe de référence ; la classe de collège où il est inscrit.

Il était programmé la lecture collective de la plaquette de l’ONISEP (Office National d’Information Sur les Enseignements et les Professions) : Un CAP pour un métier. Les tables étaient organisées en un rectangle (à défaut du cercle des conseils indiens) pour que tous puissent se voir et s’entendre. Pas de bureau, le maître et l’AESH, à une table aussi, près du tableau pour les commodités d’affichage et d’écriture. Chacun a un exemplaire de la plaquette – presque une revue, luxueuse : papier glacé, mise en page et illustrations attrayantes.

La présentation de l’ONISEP est bien faite. A partir de centres d’intérêt, chacun peut découvrir les formations CAP qui correspondent : je me sens proche de la nature, je veux m’occuper d’animaux, j’aime décorer, j’aime cuisiner, j’aime la propreté, je serai un(e) pro de la conduite,etc. A partir de ces entrées, se déclinent les formations ; j’aime décorer : CAP carreleur mosaïste, CAP peintre applicateur de revêtement, CAP plâtrier-plaquiste.

Les élèves sont très intéressés, s’étonnent de certains métiers (CAPA soigneur d’équidés, CAP constructeur de routes, CAP métiers de la mode, vêtement flou). Des clichés accompagnent chaque métier et complètent l’idée qu’on peut s’en faire. On y voit des femmes faire des métiers habituellement masculins (charpentier bois, chaudronnerie industrielle) et inversement (couturier), ce qui provoque des rires étonnés. Les échanges s’enrichissent de l’expérience de la famille et des proches : « Mon cousin est boulanger », « Mon tonton est vendeur », « Mon papa est enseigniste », etc.

A la distribution, j’ai annoncé que le livret était maintenant à eux et les élèves sont satisfaits de l’emporter avec eux ; certains se promettent de le lire qui avec leurs parents, qui avec leurs éducateur(trice)s.

Cette séance tourne à la parenthèse enchantée, chacun se projetant dans un avenir où le désir se réalisera sans souci particulier. Bien sûr, je rappelle de temps à autre les exigences scolaires des formations quand elles sont évoquées.

Certains élèves ont une idée précise de ce qu’ils veulent faire, pour d’autres non, d’autres encore hésitent et le disent.

La séance dure. J’avais anticipé de scinder la lecture en deux séances mais l’intérêt ne faiblit pas. Je distribue la parole, les échanges sont nombreux et intéressants.

Fin de séance. Aline, l’AESH, dont les avis qu’elle exprime sur mon travail sont pour le moins exempts de complaisance (qu’elle en soit ici remerciée…), se fend d’un compliment : « C’était une belle séance : vous avez été très bon ! » D’humeur joyeuse, et pas un étonnement près, j’accepte, magnanime et d’un large sourire, cette franche remarque. Rares sont les séances où je parle autant et où je pourrais passer pour le héros du moment. C’est souvent contre-productif d’un point de vue strictement pédagogique. La dimension « animateur » prend le dessus et obère la visée de départ : l’apprentissage. Enthousiaste de tempérament, ce type de séance m’est assez facile. C’est très plaisant mais une réflexivité poussée tempérerait rapidement cette satisfaction.

La séance finie, les élèves remettent tables et chaises dans la configuration habituelle dans un joyeux brouhaha. Ils se préparent à aller au CDI pour la séance suivante. José s’approche de moi, avec un air décidé mais sans se départir toutefois de sa réserve habituelle. Il va me parler et c’est un événement. C’est le seul à ne pas avoir parlé pendant cette séance, malgré mes sollicitations.
José est un jeune garçon de 6°. Très réservé, peu disert, ses longs cheveux très noirs, sa peau matte et son nom à consonance étrangère, tout cela entretien un mystère teinté d’exotisme. Il est plutôt petit avec des vêtements qui paraissent toujours un peu grands pour lui. Il parle peu mais de façon très pertinente, toujours à propos. « Cet élève est un énigme », entend-on parfois salle des professeurs, à propose de tel ou tel élève. Énigme veut dire ce qui se laisse entendre, voir sans être dit. D’accord pour le mot énigme pour José. C’est bien une énigme pour moi. José semble rester sur son quant à soi, regardant le monde qui l’entoure avec ses grands yeux, tour à tour las et étonnés, et qui semble trouver tout ce manège bien étrange. Peut-être avons-nous vécu cette expérience dans notre tout jeune âge ; ensuite l’étrangeté devient la norme. En tout cas, on fait comme si. Quand José parle, rarement, tout apparaît clair, pertinent, tout s’éclaire parfaitement. Peut-être que les longs temps de silence permettent aux situations d’infuser et de se décanter dans son esprit, jusqu’au jour où la réalité s’articule grâce à des phrases précises sur un ton fluide et naturel comme dans ces romans où les mots semblent nous traverser, à la fois familiers et à l’évidence inédite :  « Oui, c’est ça ». Les mots semblent choisis avec soin et dits bon moment. La façon dont il dit les choses sont en décalage non seulement avec sa présence en classe spécialisée mais avec son âge aussi. Beaucoup d’adultes n’ont pas cette pertinence. José passe pour un jeune sérieux et gentil. Je l’ai peu vu rire et sourire. Il est calme et ce qu’il dit montre qu’il est observe très finement les situations. J’ai connu et je connais des élèves d’ULIS qui ont du mal avec des formes d’abstraction (lire, écrire, compter, par exemple) mais qui analysent les situations et les parlent avec beaucoup de pertinence. Cette forme d’intelligence semble échapper continuellement à toute intention « d’exploitation scolaire » dans le sens où l’élève ne semble pas l’utiliser à des fins scolaires. Comme c’est étrange !

Donc, José s’approche pour me parler, à moi seulement, sa timidité est trahie par ses mains qui semblent l’encombrer : « En fait moi, je veux être paléontologue. »
Qu’est-ce que j’ai pu bredouiller ? : « Oui,…c’est formidable ça…je…comme Yves Coppens, c’est ça…on doit justement regarder L’odyssée de l’espèce…alors…voilà… ».
José m’a souri un peu, un peu gêné de ma gêne et il s’est retourné vers sa table pour préparer ses affaires.

Épilogue
Quelques mois passent. Je raconte cet événement à un ami éducateur spécialisé. Il acquiesce :
« Oui, ça m’arrive régulièrement. En ce moment Amélie, une des résidentes, me pose des questions et je ne sais pas lui répondre. Ce qu’il est important à bien voir c’est que dans ces moments-là, on est pas à la hauteur. Voilà, c’est ça, on est pas à la hauteur et c’est très important à savoir. C’est le travail : il y a du travail.»

A propos de l'auteur ou de l'autrice

A compléter par une courte biographie d’Alexis GERARD, coordonateur d’ULIS