Yolande Maury
Chercheure SIC, Université de Lille
Membre du laboratoire GERiiCO 2007-2018. Membre du GEHFA, et du réseau IDEKI. Membre associée au Groupe de recherche Topologiques (Université Paris 3). Ses recherches ont pour objet la culture informationnelle et l’EIM, la circulation des savoirs dans différents contextes (bibliothèque, enseignement, éducation populaire…), l’histoire et l’épistémologie de l’information-documentation. Elle s’intéresse notamment aux processus émergents en lien avec la transformation des médias et la mutation des espaces de savoir. Elle a coordonné et participé à plusieurs projets de recherche dont récemment l’ANR FabLab-MORE 2021-2024 (V. Liquète dir.). Parmi ses publications récentes : « L’espace comme texture » paru dans la revue ATIC (2024/2, n° 9), « Entre fabrique numérique et fabrique d’un commun, penser un projet de fablab en ÉPIDE » (avec AS Entraygues, colloque TICEMed, Le Caire, 2024).
La culture informationnelle, contexte d’émergence
Premiers écrits à l’issue du DEA, puis dans le cadre de la préparation d’une thèse sur L’éducation à l’information-documentation dans un environnement d’apprentissage informatisé : dynamique de pratiques émergentes (Université Paris 8, 2005 ; Geneviève Jacquinot dir., Christiane Etévé, co-dir)
La réflexion émerge et s’ancre alors autour de l’idée d’une nécessaire éducation à l’information-documentation dans un contexte de développement du numérique, à l’origine d’un renouvellement dans l’accès à l’information et dans l’approche du document. L’ouvrage les CDI à l’heure du management (ENSSIB-FADBEN, 1996) signé Michèle Mollard dans le chapitre final « Pour une culture de l’information » (traduction retenue alors dans le franco-français pour information literacy) offre une première synthèse en France sur la question, et amplifie la réflexion ; les glissements opérés sont mis en avant : d’une étude de la littératie/culture en termes d’étapes à une étude en termes de contenus et de savoirs (approche par compétences vs approche épistémologique). L’ouvrage bouscule les allants de soi, et constitue une première mise en débat des deux approches qui sera développée et interrogée par René Amigues dans « Les savoirs transversaux : utopie nécessaire ou impasse annoncée ? » (Médiadoc, 1999). Dans un autre registre, Yves-François Le Coadic consacre un chapitre de Usages et usagers de l’information (Nathan/ADBS, 1997), à « La formation des usagers », plaidant pour la promotion d’une « culture informationnelle » (cf. Michel Menou), articulant culture informationnelle et culture technologique. Compte tenu de la faible valeur pédagogique des « premiers apprentissages bibliothéconomiques », il suggère de nouvelles orientations de travail dont un enseignement à l’information à part entière (un enseignement indépendant, dont il esquisse un programme). À la même période paraît l’article précurseur de Claude Baltz, « Une culture pour la société de l’information ? Position théorique, définition, enjeux » (Documentaliste – Sciences de l’information, 1998), un article fondateur au niveau théorique, qui propose et développe le concept « culture informationnelle », replacée dans le cadre de la société (dite) de l’information, faisant le lien entre « culture informationnelle » et « être au monde informationnel » dans cette société. Ceci alors même que « du côté SIC » comme le remarque fort justement Claude Baltz, « la réponse théorique […] restait d’une densité très faible » (2011).
La culture informationnelle, le tournant épistémologique
En ce sens, la recherche ERTé Culture informationnelle et curriculum documentaire, pilotée par Annette Béguin-Verbrugge (2006-2010), constitue un tournant (et une réponse à la réserve exprimée par Claude Baltz) en ce qu’elle ouvre une réflexion épistémologique dans la ligne de ce qu’avaient amorcé les « Assises nationales pour l’éducation à l’information : l’éducation à l’information et à la documentation, clef pour la réussite de la maternelle à l’université », 11-12 mars 2003 (Losfeld, 2003). L’approche anthropologique retenue (Béguin-Verbrugge, 2009) et le choix d’une entrée « culture informationnelle » consacre une approche socio-culturelle de l’information-documentation, différenciée de l’information literacy, puis dans un approfondissement de la réflexion, de la « culture de l’information » (Béguin-Verbrugge & Kovacs, 2011 ; Maury, 2010). L’histoire et l’épistémologie de l’information-documentation sont au cœur de la réflexion, ils irriguent les échanges et participent à un ancrage de mes travaux. C’est une période de maturation, donnant lieu à de nombreuses publications, en individuel ou en collectif, et qui infusent dans la recherche anglophone, orientant vers une refonte (recasting) de l’information literacy (Lloyd, 2007 ; Bruce, 2008 ; Lupton, 2008).
Dans la confrontation des points de vue qui s’exprime, la question technique est mise en avant, un enjeu fondamental pour Alexandre Serres « celui de la pensée des techniques, ou plutôt l’explicitation des présupposés des conceptions de la culture informationnelle face à la question de la technique » (Serres, 2010, p. 33). Un autre enjeu est relatif à l’information « en tant que moyen de pouvoir et d’influence, d’intégration sociale et de positionnement » (Couzinet, 2009), convoqué par Vincent Liquète (2011, p. 220-221), à l’appui de la différenciation qu’il établit entre culture de l’information concernant « de manière générique et transversale, un ensemble d’attitudes, de postures transférables à des contextes de vie extrêmement variés et variables », et culture informationnelle, référant « davantage à des théories d’apprentissage, aux diverses épistémologies sectorielles et […] souvent en prise directe avec des préoccupations de savoirs disciplinaires académiques ».
Le rapport de recherche ERTé qui offre une synthèse des définitions proposées par les membres de l’équipe fait état de nombreuses nuances, suivant que les définitions sont abordées de manière dialogique, dialectique, complémentaire ou exclusive l’une de l’autre (Maury, 2010). A l’inverse de Vincent Liquète, la culture de l’information y est ainsi définie selon une approche essentiellement individuelle et cognitive dans la manière d’aborder les outils et les objets de l’information-documentation, et la culture informationnelle, en considérant le processus de pensée à un niveau collectif (Maury, 2010, 2013). Selon cette différenciation, par sa référence à “l’informationnel” (le suffixe “el” exprime une appartenance, une relation, un moyen d’expression), la culture informationnelle met en avant le caractère symbolique et social de cette culture ; elle se situe en cela au-delà de l’informatif (qui fait signe, informe l’esprit) et de l’information (interprétée, porteuse de savoirs, y compris référée à des théories). Elle est une introduction à un monde [de l’information] (« initiation », au sens anthropologique), elle dévoile les lois de l’organisation et de la catégorisation du monde, dans son versant informationnel.
– Moyen de connaissance de soi et du monde, la culture informationnelle relève d’un « état d’esprit », d’un « être au monde » en même temps qu’elle contribue à la construction d’un « regard informationnel ».
– Instrument de pensée, elle est tournée vers le développement d’une culture épistémologique, sous-tendue par un désir de savoir (une curiosité), ouvrant des perspectives d’action et de transformation. Dans ce processus, il s’agit de passer d’une curiosité naturelle (élémentaire, immergée dans l’immédiateté, simplificatrice des problèmes en jeu), à une curiosité épistémologique, matricielle (en appui sur des savoirs scientifiques), à même de saisir les savoirs dans leur dimension sociale, de les organiser, de les structurer et de les inscrire dans la dimension de l’universel : savoir situer les concepts et les grandes figures de l’ID dans une généalogie, développer une pensée des supports et des techniques, penser l’articulation passé-présent-futur.
Références bibliographiques
Consulter aujourd’hui la partie « Discussions et échanges » (p. 165-175) des Actes du premier colloque IDEKI Didactiques et métiers de l’humain et de la relation (2013, M. Frisch dir.), rassemblant des chercheurs SIC et Sed engagés autour de ces questions, montre la diversité des positionnements et des approches, et les diverses lectures d’un même processus (la place de la culture documentaire, la pensée réductrice ou non de la culture, l’instrumentation des apprentissages…). Le terme « écloserie », présent dans le sous-titre des Actes, apparaît particulièrement fondé si l’on considère les parts respectives de la permanence ou du déplacement dans les mouvements que chaque discutant a pu opérer depuis cette date. Le texte produit à l’occasion du colloque (Maury, 2013), par sa dimension synthèse a constitué une étape pour asseoir ma réflexion et une base par les questionnements impulsés pour l’après.
Et après ? La culture informationnelle requestionnée
Réinterrogé dix ans après, au regard d’études et d’observations récentes, en termes d’émergence, à partir de ce que donnent à voir les pratiques de terrain aujourd’hui, le concept de culture informationnelle semble à présent bien installé dans le paysage info-documentaire, s’affirmant comme un objet de recherche à part entière. Par sa plasticité et sa fécondité, il constitue un levier pour la réflexion dans un monde (de l’information) « en devenir » permanent.
Pour situer cette réflexion et l’introduire, je partirai des idées développées dans le texte paru dans les Actes du 1er colloque IDEKI (Frisch dir., 2013) et lors de mon intervention au Séminaire Idéki du 25 janvier 2025.
Dans l’article repris des Actes, la culture informationnelle était présentée comme un deuxième temps dans la manière d’aborder et de penser l’information-documentation, différent de la culture de l’information : la culture de l’information étant centrée sur un penser-classer-catégoriser, selon une formule empruntée à Alain Coulon (1996), une culture pensée sur un mode essentiellement individuel et cognitif (mental ?) ; puis dans un élargissement de la réflexion, dans le contexte du web 2 et des réseaux, une évolution vers un « participer, confronter, partager, construire sa propre vision du monde », vécu sur un plus mode collectif et communicationnel, distancié, et à une échelle plus vaste, débordant d’un agir basiquement instrumental.
L’idée sous-jacente était que la reconfiguration des savoirs telle qu’elle ressort de cette dynamique s’opère dans le sens d’une expansion des savoirs nécessaires à une personne info-documentairement lettrée, et non dans le sens d’une substitution de nouveaux savoirs à d’anciens (Maury, 2009 ; Maury et Etévé, 2011)
Ceci dans le sens de la citation de Michel de Certeau mise en exergue de la contribution « Jamais des configurations épistémologiques ne sont remplacées par l’apparition d’ordre nouveaux, elles se stratifient pour former le tuf du présent » (1990, p. 223). Ce qui rejoint sur plusieurs points les mots d’Yves Jeanneret (inspirés d’une citation apocryphe de Lavoisier) en introduction à Penser la trivialité, repris dans l’article cosigné avec Susan Kovacs en amorce au dossier sur l’anthropologie des savoirs (EDC, 2014, p. 15) « tout se transforme. Rien ne se transmet d’un homme à un autre, d’un groupe à un autre, sans être élaboré, sans se métamorphoser, et sans engendrer du nouveau » (Jeanneret, 2008, p. 13[1]).
Dans ce déplacement de l’individuel au social/collectif, l’information-documentation est abordée de manière plus englobante, la culture informationnelle est à la fois un instrument de pensée, un moyen de connaissance du monde, et « un état d’esprit » dans la ligne de ce qu’avançait Jean Michel dès 1993. Dans la même veine, par sa référence à l’ « informationnel » qui en souligne le caractère symbolique et social et la dimension politique (Castells, 1998, p. 42 ; 2002, p. 44-45), la culture informationnelle est définie comme participant à « un être au monde » dans l’univers informationnel, suivant la proposition fondatrice de Claude Baltz (op. cit., 1998) : dans un processus de transformation (empowerment) orienté vers un « construire son propre monde », de manière distanciée et critique (Mahmoudi, 2022).
Introduction à un monde (au sens anthropologique), référant à un « espace du savoir » (Baltz, op. cit., 2012), elle est instrument d’intégration et de pouvoir, et moyen d’agir sur/dans le monde. Dans un souci de recul réflexif, abordant l’information-documentation comme une histoire de problèmes (Frisch et al., 2010), elle vise à dégager des figures de sens pour construire un/son regard sur l’information et le monde (Maury, 2010).
Références bibliographiques
Notes
[1] Formule inspirée d’une citation apocryphe de Lavoisier
ideki.org est un espace numérique d’intelligence collective mettant en réseau des professionnels, des enseignants et des étudiants issus de domaines variés, préoccupés par les questions de l’identité professionnelle, de l’évolution des pratiques professionnelles et universitaires dans la relation aux Savoirs.