Epistémologies (Des) en interaction

Auteur.e de la publication
Muriel Frisch
RESUME

Contexte d’émergence :

Communication dans le cadre du Séminaire Européen de l’école doctorale SHS, Nord de France (2023-2024) : Circulation et médiation des savoirs, des connaissances et des informations en Europe et à l’international, le 22 février 2024

Thème : Epistémologies communes Sciences de l’information et Sciences de l’éducation

Common Epistémologies : Information Science/Education training Sciences

Organisé par Widad Mustafa El Hadi Professeur des Universités, GÉRIICO, Sylvie Condette, Professeur des Universités, CIREL-Profeor

Titre : « Didactique de l’Information-Documentation et les métiers de l’humain.

Une épistémologie commune ou des épistémologies en interaction dans une vision dynamique, interdisciplinaire, et, multiréférencée  ? »

Mots clés :

Didactique, épistémologie, interdisciplinarité, rapports aux savoirs, professionnalisation

 

Introduction :

Y-a-t-il une épistémologie ou des épistémologies pour penser la question des liens entre SIC et SEF et alimenter les champs de recherches en didactique de l’Information-Documentation ?

Un des enjeux de cette communication est de penser les liens entre les disciplines scientifiques SIC et SEF en SHS dans le contexte sociétal actuel. Egalement, de questionner les apports des SEF pour une conception renouvelée d’une didactique de l’information-documentation qui se fonde et se développe en référence à des disciplines différentes, mais aussi une épistémologie de la pratique.

Nous montrerons comment une didactique de l’information-documentation et la posture de recherche accompagnent le développement professionnel dans les métiers de l’humain.

La tension entre SIC et SID

 L’épistémologie étymologiquement signifie un discours sur la science. Elle consiste en une réflexion critique sur les principes, les méthodes et les résultats d’une science, d’un savoir produit par les hommes.

Dans nos premiers travaux (2001, 2003) nous avions montré qu’historiquement et épistémologiquement la Documentation en France se détache progressivement d’une conception conservatrice et de l’activité bibliothéconomique en renforçant et en privilégiant un dispositif et une relation qui favorisent les médiations. La Documentation constitue une activité professionnelle et des pratiques à partir du média Document et d’une relation à l’usager, en référence à des médiations.

Nous avions souligné une première forme de rupture épistémologique, car elle se constitue progressivement dans son rapport à l’information en tant qu’exploitation et non plus uniquement dans sa fonction de conservation.

La Documentation axe son activité sur la prise en compte de la relation à l’usager, en premier lieu celle des scientifiques pour permettre la relation de l’utilisateur au document et à l’information la plus pertinente possible.

Nous avions mis en relief le fait qu’à l’origine elle n’est pas qu’une construction scientifique « stricte » comme certaines disciplines. Elle est issue d’une pratique sociale de référence : une pratique professionnelle d’organisation et de gestion de l’espace, des documents, de l’information et d’une pratique de recherche experte : la recherche scientifique.

Les deux concepts intrinsèquement liés de document et d’information dans les pratiques qui les mobilisent sont par conséquent en permanence questionnés. Ils induisent des changements de paradigmes comme par exemple le glissement que certains opèrent du paradigme documentaire à un paradigme informationnel ou celui du paradigme disciplinaire à un paradigme culturel ou vice versa.

Il y a un champ de disciplines voisines : Information, Communication, Documentation qui ont chacune leurs caractéristiques.

S’y sont ajoutés des disciplines ou domaines comme : la technologie, l’informatique, l’audiovisuel, le numérique tentant d’englober en « un tout » des territoires distincts.

Aujourd’hui nous vivons une nouvelle focalisation, celle sur l’Intelligence Artificielle, notamment à travers la problématique des usages de l’IA générative et des agents conversationnels comme TchatGPT qui révolutionnent les pratiques dans les métiers de l’humain.

Historiquement, du point de vue des disciplines de référence, nous pouvons relever que certains travaux ont pris soin de distinguer les sciences de l’information et celles de la communication tout en soulignant la complémentarité des deux approches.

Fondin (2001) écrit « Fondamentalement, la science de l’information souvent confondue avec la documentation, privilégie l’approche « communication-transmission ». Il nous rappelle dans son article que la science de l’information est une des sciences de l’homme et de la société, que l’objet d’étude de la science de l’information est le système d’échange entre différents acteurs autour d’une recherche d’information dont on veut comprendre le fonctionnement et surtout le rôle qu’y joue chaque acteur pour éventuellement intervenir dessus.

Il écrit également à cette époque : « Certains utilisent l’expression les sciences de l’information, les autres dont nous sommes revendiquent une seule science de l’information celle qui tend à comprendre le processus communicationnel spécifique de la recherche informationnelle. La science de l’information n’existe pas sans la science de la communication, mais on vit cependant très bien séparé. »

L’Orientation épistémologique en didactique de l’Information-Documentation

 Les recherches en didactiques de l’Information-Documentation, au fil du temps doivent faire cet effort de compréhension des orientations différentes dans les disciplines de référence majoritairement les SIC et les SEF.

Depuis plusieurs années avec nos travaux nous contribuons à renforcer les convergences épistémologiques possibles entre SEF et SIC, pour délimiter les contours du champ de recherches que constitue la didactique de l’information-documentation.

En participant à l’Erté « Culture informationnelle et culture documentaire » dirigée à l’époque par la regrettée Annette Béguin avec Françoise Chapron, Eric Delamotte, qui a débouché sur un colloque et des actes le collectif de chercheurs a traité des questions multiples en lien avec les problématiques éducatives voire de formation.

Dans ce contexte Maury et Serres (2010) avaient développé l’expression « culture informationnelle » avec comme enjeu d’expliciter les présupposés des conceptions de la culture informationnelle face à la question de la technique.

En ce qui nous concerne nous avons opté pour une conception de l’Information-Documentation comme une discipline en Education et Formation au carrefour des théories de l’Info-Com et des théories de l’éducation, de l’apprentissage et des pratiques sociales.

L’information-documentation en éducation et formation étant conçue comme une activité complexe qui contribue à la construction de savoirs de l’information et de connaissances sur l’information et pour d’autres domaines. La culture pouvant être conçue comme ce qui est en mesure de se partager, c’est-à-dire aussi ce qui se divise selon un état de la connaissance en information, sur l’information. En tenant compte de l’impact, sur l’information, des influences de l’Ecole sur la société et de la société sur l’Ecole.

A notre avis, l’enjeu fondamental à l’Ecole et pour le professeur-documentaliste n’est pas de développer des pratiques quasi journalistiques, ni artistiques, mais de faire apprendre, d’aider à apprendre.

Le professionnel de l’Information-Documentation est celui qui accompagne le passage d’un accès à une data vers la construction d’un savoir sur l’information, son traitement. Il forme au développement d’une conscience critique dans le passage du traitement de l’information à l’élaboration d’un savoir et l’appropriation de connaissance.

La professionnalisation de l’enseignant passe par cette expertise didactique et la pratique de didactisation.

En parlant d’épistémologie des savoirs scolaires Michel Develay (1993) proposait que le même questionnement « soit porté sur les matières enseignées à l’école, au collège, à l’université ». La compétence de l’enseignant selon lui « provient de la capacité de celui-ci à mettre en tension une centration sur les contenus et une égale centration sur les processus d’apprentissage ». Lors du 4ème colloque international IDEKI Didactiques et Métiers de l’humain, Develay insiste sur le fait que « les sciences de l’éducation nous ont appris la diversité des savoirs, une compétence étant un savoir agi réfléchi ». Les savoirs sont liés aux savoirs académiques mais pas toujours. Et une des missions d’un professionnel de l’éducation et de la formation devrait aussi être celle de s’interroger sur la nature des savoirs élaborés et « d’exercer une vigilance épistémologique » (Reuter (dir.), 2007, p.229).

L’Information-Documentation n’est pas considérée comme une matière, une discipline scolaire, mais elle a développé depuis les années soixante des savoirs qui lui sont propres. (Frisch, 2012, Pfeffer-Meyer, 2023).

Pourtant l’histoire nous montre que dans l’Ecole la figure du professeur-documentaliste oscille d’une figure à une autre. Après un premier mouvement où nous avions rendus visible une figure d’un professeur ayant une avance institutionnelle, considéré comme aide, médiateur, accompagnateur on l’a vu osciller vers celle d’organisateur d’un système d’information, celle de conseil pour accéder, gérer des espaces numériques, les plateformes.

Nous sommes dans la société des « plateformes » conçues comme d’énormes réservoirs de ressources qui se multiplient et qui de plus en plus scindent les communautés parfois plus qu’elles ne les rapprochent.

Nous concevons l’Information-Documentation comme une « discipline vivante » qui se construit en relation depuis toujours avec les innovations et les pratiques en action (Frisch, 2016), des savoirs chauds (Astolfi, 2005 ; Maury 2016) des savoirs en mouvement qui évoluent en permanence, car ils sont souvent ancrés sur des questions vives. Ils peuvent être composés de savoirs mis en actes qui conduisent à rendre compte de l’expérience.

Nous avons caractérisé en 2012 une matrice de 27 savoirs de la discipline de recherche et activité complexe Information-Documentation en contexte scolaire que Victoria Pfeffer-Meyer reprend dans sa thèse (2023) avec une nouvelle infographie.

La question de « la diversité des savoirs » est au cœur de l’épistémologie scolaire, elle est différente de celle des « rapports aux savoirs ».

Nous traitons la question des rapports aux savoirs en reconnaissant précisément des formes de savoirs plurielles : les savoirs académiques, experts, professionnels, de vie, d’action, émergents, politiques, institutionnels, d’inclusion, réflexifs, numériques, visibles ou invisibles, vivant et en mouvement. En les caractérisant du point de vue de leur recours dans et pour l’activité professionnelle et de leur évolution propre.

Cette optique est distincte de l’approche exclusive par des « savoirs-contenus » inscrits dans les programmes. Elle ne s’oppose pas mais se distingue.

Au fil du temps il nous semble avoir assisté à une forme de dépossession de savoirs caractéristiques de cette profession, en raison de la concurrence toujours plus rude entre les territoires existants et émergents.

Le renoncement à la caractérisation et à la prise en compte de ces savoirs dans l’acte professionnel ordinaire a amené à une sorte de banalisation de la pratique de recherche autour de quelques outils incontournables dans le domaine. La pratique documentaire et bibliographique qui consiste à fournir une source, des références semblent parfois se perdre alors que nous en avant besoin.

Dans le même temps, un gros travail a été fait dans le champ de la recherche en didactiques et a fait émergé des « nouveaux mots de l’apprendre » (Astolfi, 2003) qui insiste sur le changement de paradigme :

De la transmission à la construction,

De l’instruction à la formation,

De la figure du Maître à celle de Médiateur,

De l’élève à l’apprenant,

Du programme vers le curriculum,

De la leçon au dispositif,

De la notion au concept,

De la mémoire à la cognition,

Des connaissances aux compétences,

Du contrôle à l’évaluation…

Ces évolutions sont-elles toujours prises en compte ?

Dans la Saveur des savoirs, Astolfi (2008) nous incite en formation professionnelle « à élémenter les savoirs en envisageant la culture commune comme un tremplin, au lieu de l’abréger en réduisant la culture commune à un minimum basique » (p.45).  Il s’agit d’un véritable « défi à relever pour la formation des enseignants que de les initier à une perception plus dynamique et finalement plus puissante de leur discipline (p.51).

Ce défi a-t-il été relevé ?

A notre avis non. Avec l’expression « savoirs de base », les dérives ont été en Education et Formation de verser dans la simplification en négligeant la phase de didactisation et des formes de complexité.

En outre l’information-documentation doit faire face à un éclatement dans les programmes et composer avec les territoires qui se multiplient : en EMC, en EMI, en numérique…

L’information-documentation est une activité complexe, une discipline de recherche et une éducation documentaire et informationnelle qui ne doit pas se dissoudre dans d’autres territoires existants mais au contraire affirmer sa spécificité pour faire avec les autres territoires dans une optique interdisciplinaire.

Elle se caractérise par différents types de savoirs, se réfère à différentes disciplines de référence, à différentes pratiques sociales de référence dont la pratique de recherche,  nous parlons d’une épistémologie plurielle (2018).

Il y a bien pour nous une théorie, une science et une didactique de l’Information-Documentation.

Ces travaux nous ont permis de contribuer à repenser une définition de didactique de façon générale qui comprend « l’étude des transmissions mais aussi des médiations, des appropriations et des constructions des enseignements, des apprentissages, dans différents domaines en tenant compte de la « réalité » de l’activité et des pratiques professionnelles pour les métiers de l’humain » (Frisch, 2016).

 

En conclusion :

Cette didactique de l’information-documentation et la posture de recherche nous ont permis de travailler l’accompagnement du développement professionnel dans les métiers de l’humain.

Nous avons caractérisé une Posture de recherche et ses manifestations dans des contextes variés et dans une perspective curriculaire (2016). De nombreux indicateurs d’analyses issus de ces recherches (en lien avec le réseau IDEKI et les recherches que nous menons en recherche-action, recherche collectives, recherche-action-formation) sont aujourd’hui disponibles pour analyser de façon concrète ce qui « se joue » dans des situations mobilisatrices de travail et pas seulement celles des professeurs-documentalistes.

Parmi ces indicateurs, nous pouvons nous focaliser sur : des émergences, des types de savoirs, des rapports aux savoirs, des postures professionnelles, des formes d’efficacités réflexives.

Nous utilisons l’espace numérique d’intelligence collective du réseau IDEKI comme objet interfaciel et rendons visibles nos émergences et constructions de savoirs dans une optique de vulgarisation scientifique.

 

Quelques références bibliographiques

 

Plateforme IDEKI : https://ideki.org/

 Astolfi, J.-P. (2008). La saveur des savoirs. Paris : ESF.

Astolfi, J.-P. (2003). Education et formation : nouvelles questions, nouveaux métiers. Paris : ESF.

Chapron, F., Delamotte, E., & Aillerie, K. (2010). L’éducation à la culture informationnelle. Presses de l’ENSSIB.

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