Improvisation bien tempérée : un geste professionnel élaboré

Auteur.e de la publication
Jean Marc Paragot

 

 

RESUME

Contexte d’émergence :

Séminaires de formation professionnelle des enseignants du premier et du second degré de l’IUFM de Lorraine.

L’improvisation n’est pas ici le résultat d’un manque de préparation, d’anticipation d’un moment professionnel pour un enseignant, un formateur, un soignant, un encadrant . Elle serait dans ce cas débridée ou contrainte. Débridée car ce serait une manière d’ignorer l’autre, les savoirs, les procédés au profit de la prise en compte de son propre sauvetage par celui qui sait. Les locutions « A perte de vue », « à perdre haleine » rendraient compte de cette sorte de course éperdue vers l’avant pour se sortir du mauvais pas présent. Contrainte car ce serait une façon de prendre en compte sans discernement ce qui peut survenir comme événement dans le cours inattendu du travail. Interpréter des signes, comprendre trop vite pour combler le vide, pour éviter la panne sèche. Il faudrait durer, tenir et ceci en étant tout à fait dépendant des circonstances. Aucun recul possible, c’est l’obligation de vivre contraint et tendu entre deux points, pour un temps indéterminé entre passé et futur proche : présence.

L’improvisation, lorsqu’elle est bien tempérée permet de sortir de l’émotion de soi en action pour agir en professionnel face à l’imprévu qui fait irruption dans le cours ordinaire du travail. Elle permet de prendre en compte des éléments du contexte qui aident à situer et à spécifier l’action dans l’ici et maintenant. Les effets sont intéressants.

Nous pouvons relier cette situation extraordinaire à des catégories plus générales qui l’englobent sans la réduire à une gesticulation désordonnée voire insensée. Nous favorisons, malgré les aléas divers, la continuité de l’action dans le cours de la relation professionnelle de formation, de soin ou d’apprentissage ainsi que dans le cours de la vie de chacun des protagonistes. Ce serait une façon de laisser entrer de l’humain dans le travail professionnel sans craindre, pour autant, une forme d’invasion stérile ou inhibitrice[i].

 

Le rappel du clavier bien tempéré s’est imposé en écoutant le travail de Glenn Gould enregistré de janvier 1962 à janvier 1971. Nous avons pris conscience, par l’émotion d’abord, du rapport de la personne à l’œuvre. Le souffle de Gould parfaitement audible indique l’effort et la cadence sans appauvrir la lisibilité de l’œuvre de Bach. …Qui tient qui ?  De proche en proche s’est imposée à nous l’idée qu’il pouvait en aller de même dans notre travail de pédagogue. Interpréter personnellement, subjectivement une partition professionnelle identifiable par tous. Aujourd’hui nous parlons de la tension vécue par le professionnel (le débutant en particulier) entre l’aspect subjectif, inédit, situé de l’activité professionnelle d’enseignement et les normes, les attentes, les gestes efficaces et autres « bonnes pratiques » prônées par l’Institution et la profession. Le travail consiste alors à résoudre le problème de l’interprétation subjective d’une partition professionnelle dans laquelle l’inédit, l’urgence et l’imprévu scandent le temps en permanence et bravent la maîtrise du professionnel, guettent le moindre faux mouvement. Que nous dit Paul Myers responsable du projet du clavier bien tempéré ?[1]

« Au studio, il aimait à aborder une œuvre avec aussi peu d’idées préconçues que possible et chaque nouvelle prise devenait une expérience d’interprétation. Quand il enregistra le premier livre du clavier bien tempéré, il nous est arrivé de faire dix ou quinze prises de certains préludes ou fugues. Chacune d’elles, ou presque, était parfaite à la note près, mais chacune était entièrement différente, non seulement dans le tempo ou la dynamique, mais aussi dans sa registration, la sonorité des lignes musicales et dans son contenu émotionnel. Il était extraordinaire d’entendre chaque version jaillir sous ses doigts comme quelque chose de totalement nouveau. »

Nous engageons nos collègues qui débutent dans le métier ou ceux qui sont quotidiennement confrontés à la difficulté scolaire à ne pas vouloir tout prévoir, mais à se préparer au surgissement heureux ou intempestif de l’imprévu dans l’ordre prévu du cours. Nous les invitons même à se retirer quelques instants de la maîtrise de la classe quand elle tourne rond pour apprendre à observer en direct, pour s’assurer que la classe continue un moment sans qu’ils y jouent un rôle et que tout cela peut devenir source d’assurance. A l’idée d’improvisation bien tempérée nous associons la question de la préparation du soi professionnel et personnel avant l’entrée en classe. Au-delà de la préparation de la séance, se préparer devient essentiel. « Comment vous préparez-vous, vous-même ? » Devient une question réellement professionnelle.

Paragot J-M. Parcours d’Un Responsable de Formation : Du Métier Vers La Profession. L’Harmattan; 2015. P 195-196

Notes

[1] Michael Stegmann (1993) traduction O.Demange. Ni sévérité teutonique ni jubilation débridée. In Glenn Gould joue Bach, the well tempered clavier. Columbia Legends, 2004. Sony Music.

[i] Distance de professionnalité Poher, Paragot 2021 colloque Idéki +livre apprendre, s’apprendre et faire apprendre. Maury et Paragot