Territoire(s) Apprenant(s)

Auteur.e de la publication
Muriel Frisch
RESUME

Contexte d’émergence :

En deux mille dix-neuf, nous avons constitué un collectif dans l’axe du projet de la Maison des SHS de Reims-Champagne-Ardenne intitulé aujourd’hui « Territoires et Organisations »[1].

Nous avons engagé un travail interdisciplinaire nous permettant de croiser les approches issues de différents champs de recherches et les entrées de « territoire(s), formation et innovation », qui gravitent autour de la notion de « territoires apprenants » et qui peuvent contribuer à sa caractérisation en tant que concept.

Avec le 4ème colloque international IDEKI Didactiques et métiers de l’humain organisé par le réseau IDEKI[2], l’Université de Reims Champagne-Ardenne et la Maison des Sciences Humaines et Sociales ainsi que le laboratoire Cérep[3] nous sommes revenus sur des entrées qui ont émergé depuis dix ans dans le réseau IDEKI, pour poursuivre leur étayage avec de nouveaux apports.

Dans les actes[4] nous proposons le fruit d’une réflexion menée lors de trois journées[5] d’étude et de son prolongement au cours de la table ronde organisée le vendredi 3 décembre 2021 au cours du 4ème colloque IDEKI.

La première communication réalisée par Muriel Frisch met en tension les « mots clés » de « Territoires apprenants, complexité et réseaux dans ses propres travaux ». Elle se poursuit avec les communications et les « mises en tension » des mots clés de Johanna Henrion-Latché : « territoires apprenants » et « territoires résilients », d’Anne Glaudel : « territoires apprenants », « apprentissage » et « acteur », de Sandra Mallet, Céline Burger, Benoît Dugua : « territoire apprenant » et « atelier d’urbanisme », d’Emmanuelle Leclercq : « formation-emploi » et « territoires ».

Les deux derniers écrits de ce volume sont en lien avec l’entrée retenue. Ils ont donné lieu à des communications en ateliers lors du colloque. Il s’agit de celui de Simon Joseph NDI MENA intitulé « Intelligence collective, un marqueur des territoires apprenants » et de celui de Jacky Wattebled intitulée « Singularité de l’activité pour faire apprendre autrement ».

 

Originellement la première « définition » proposée de « Territoires apprenants » pour l’argumentaire du colloque est :

« Il s’agit de considérer le « faire apprendre » dans une multitude d’espaces (scolaires, professionnels, associatifs), de lieux d’intervention (voire de tiers lieux et/ou de non-lieux), dans le contexte des transformations du marché du travail et en référence à des situations mobilisatrices de travail qui favorisent des formes d’inclusion sociale et scolaire. ».

Quelques éléments de caractérisation d’après notre propre communication (Frisch, 2023).[6]

Premiers éléments de revue de la littérature en lien avec les sciences humaines, les sciences de l’éducation et de la formation

De prime à bord et de façon critique ce mot de « territoire » peut apparaître comme un « mot valise » (Thémines, 2018)[7].

Lorsque nous évoquons la notion de territoire, nous réfléchissons au niveau de plusieurs échelles : locale (ville), métropole, régionale, nationale (pays), continentale, européenne, internationale, mondiale. En tenant compte également de plusieurs contextes : social, environnemental, éducatif, formatif, politique, économique.

Bier (2010) nous explique que nous sommes passés d’une forme scolaire vers une forme éducative avec notamment la loi de décentralisation : Collèges au département, Lycées à la Région avec un statut d’établissement public local (EPLE). Qu’avec certaines réformes il s’est agi de permettre l’entrée d’acteurs extérieurs dans la gouvernance des établissements scolaires. Qu’avec le choix d’une politique éducative territoriale les projets sont portés par la ville (différent de l’Etat). Il y a le label d’excellence de « Cité éducative » nécessitant de prendre en compte différents espaces/temps de vie, la complémentarité entre éducation formelle, non formelle, informelle, l’éducation partagée mobilisant tous les acteurs autour de l’enfant, la ville toute entière.

[…]

Selon lui cette logique conduit à prendre en compte le fait que les enfants et les jeunes se construisent de plus en plus hors du temps scolaire et familial, dans des interactions entre pairs et avec leur environnement. Dans cette logique, l’éducation informelle devient un axe nécessaire des politiques éducatives.  Penser l’éducation implique dans cette conception de ne plus s’adresser aux seuls professionnels de l’éducation, mais à convoquer aussi aménageurs, urbanistes, architectes, et à s’inscrire dans une politique de développement du territoire.

Au fil de l’établissement de la revue de la littérature, nous trouvons aussi cette idée d’organisation apprenante : travail, cité, éducation dans un ouvrage de Philippe Carré (2005). Il insiste sur les dispositions favorables à l’action d’apprendre dans toutes les situations (formelles ou informelles), par l’expérience en situation didactique, intentionnelle ou fortuite. Les individus et le collectif questionnent l’apprendre à apprendre et développent des approches réflexives.

Le rapport Taddei, Becchetti-Bizot, Guillaume Houzel (2017) Vers une société apprenante a mis lui en relief les idées d’éducation tout au long de la vie ; de transformation du rapport au savoir intégrant les apports du numérique ; d’activités collaboratives ; de favoriser les expérimentations et l’innovation ; d’approche systémique : permettre le développement de la capacité de questionnement et de la réflexivité ; d’apprendre à apprendre. L’idée que toutes les échelles d’organisations sont impliquées ; que le numérique est conçu comme catalyseur des évolutions ; l’idée de mener des recherches interdisciplinaires.

Comment ce concept est-il abordé dans sa discipline ou son champ de recherche ?

Nos recherches en Sciences de l’éducation et de la formation traitent des questions de l’accompagnement des transformations et des évolutions professionnelles en tenant compte des avancées scientifiques et du « réel de l’activité » des individus et des collectifs de travail, notamment, dans « des territoires apprenants ». Nous cherchons entre autres à relier la recherche aux dimensions des activités professionnelles réelles.

Nous établissons des liens entre didactiques, construction de la professionnalité, développement professionnel et « métiers de l’humain »[8].

Nos visées sont de repérer et de caractériser des émergences et des évolutions de savoirs, de compétences, de pratiques, de dispositifs.

Ces recherches tiennent compte précisément d’une multitude d’espaces (scolaires, professionnels, associatifs), de lieux d’intervention (voire de non-lieux), dans la prise en compte des transformations du marché du travail.

 Alors que l’ enquête Pisa publiée en décembre 2019, a souligné que les élèves issus de milieux défavorisés ont des ambitions moins élevées, que les élèves ressentent moins de soutien de la part de leurs enseignants pour progresser dans les apprentissages, que les inégalités continuent à se creuser, nous constatons que les apprentissages continuent à être envisagés dans les institutions d’éducation, dans une logique prescriptive qui décrète les « bonnes pratiques », les « bons usages », en omettant la logique du sens, de l’intérêt, du lien. On fait l’économie du savoir et on nie d’une certaine manière des formes de complexité pourtant inhérentes à l’acte d’éducation, de formation et d’apprentissage.

[…]

Cette optique nous amène à tenir compte d’un ensemble d’éléments interagissant par la stratégie de la reliance pour l’intelligence de la complexité (Morin, 1995). Le concept de reliance s’étant imposé sous l’impulsion de Marcel Bolle de Bal (1996)[9] « qui ajoute à la notion de connexion, le sens, la finalité, l’insertion dans un système ».Aujourd’hui certains parlent des sciences de la complexité.

Territoires Apprenants, Complexité et Réseaux et des projets de recherches en cours

L’expérience du réseau IDEKI

En analysant nos propres recherches en cours qui mobilisent des territoires apprenants, et, en interrogeant l’association des entrées de « Territoires apprenants »,  « Complexité », et « Réseaux » nous avons pu faire émerger une première catégorisation[10] croisant plusieurs types : d’échelles ; de contextes ; de réseaux ; d’ approches et de logiques complémentaires ; de champs de recherche décloisonnés et en interaction ; d’environnements de travail ; de dispositifs et de situations mobilisatrices de travail.

Cette forme de complexité est mobilisée régulièrement dans les recherches que nous menons avec le réseau IDEKI[11].

Par exemple au cours de la recherche-action-formation collective et collaborative abordée par la voie du développement professionnel en vue de caractériser une nouvelle spécialité : celle des Infirmières et des infirmiers de l’éducation nationale. Il s’agit d’une recherche menée sur la Région Grand Est. Elle concerne les infirmières exerçant au sein de l’institution scolaire – que leur affiliation au champ de la santé contraint à une certaine forme d’isolement. Les enjeux sont ceux d’une construction des savoirs, à partir de temps d’échanges et d’analyse de la complexité des pratiques professionnelles où sont convoquées la psychanalyse, les sciences de l’éducation et de la formation.

[…]

Les pratiques des infirmières de terrain et la recherche universitaire ont été rapprochées et nous avons valorisé des savoirs expérientiels. Nous avons croisé nos disciplines universitaires (sociologie, sciences de l’éducation et de la formation, didactique des sciences…) pour porter un regard analytique. Nous avons sollicité des institutions différentes : universités (et différents laboratoires), rectorat, l’ordre national des infirmiers, l’EHESP. Également des environnements de travail variés : lieux de formation, espaces numériques, colloque …Le dispositif de formation s’appuie sur une intégration des pratiques de recherche. Il est de nature collaborative et tient compte des contextes professionnels. Le développement professionnel s’élabore progressivement par l’analyse des pratiques (Frisch & Paragot, 2020), et la construction de savoirs en contre-transposition. 

La recherche EvalNut&s : « Nutrition et Sensorialité »

Autre exemple qui a mobilisé cette forme de complexité : la recherche « EvalNut&s » (Nutrition et Sensorialité). Cette recherche est de nature collaborative et collective.

Elle est intervenu au niveau régional dans l’académie de Reims Champagne-Ardenne en partenariat avec l’éducation nationale, le CHU de Reims, la Maison de la nutrition[12] et un financeur privé (Lait). Elle a été menée par certains didacticiens[13] du laboratoire Cérep[14] en sciences de l’éducation et de la formation. Elle porte sur l’impact du programme de formation Nutrition et Sensorialité sur les professionnels impliqués.

Cette recherche multimodale et multi partenaires a fait intervenir un réseau d’acteurs et de groupes professionnels pluri-catégoriels. Le public cible est les enfants de 3 à 11 ans, les actions sont programmées pour eux. Différents environnements ont été concernés, ceux auprès des enfants : les crèches, les écoles (maternelle et élémentaire), les cantines, le péri (garderie) et l’extra-scolaire (centre de loisirs). Ceux des intervenants au travail en formation, en animation, en accompagnement. Plusieurs types de réseaux ont été interpellés : réseaux d’établissements : écoles, péri-scolaire, cantines…, réseau de sites : communauté de communes Argonne Ardennaise, Romilly, Vitry-Le-François (un quartier), réseaux de partenaires impliqués dans le projet : URCA, Cérep, CHU, Maison de la nutrition, Communauté de communes…

[…]

Elle a consisté en l’évaluation d’une ingénierie de formation mise en œuvre par des experts diététiciens, personnel administratif de la Maison de la Nutrition (MdN) à destination des publics scolaires.

Les chercheurs ont analysé le dispositif proposé aux acteurs, l’organisation du travail et des formes d’intelligence collective, certaines conceptions de professionnels, les cheminements d’acteurs et des types de savoirs impliqués, la transférabilité et la mise en pratique du concept. À partir de méthodes mixtes : pré-questionnaires, post-questionnaire, captations audio, et, vidéo, d’entretiens.

La première complexité de cette recherche a été liée d’une part au fait qu’elle devait tenir compte de la pluralité des acteurs financeurs et décideurs. La seconde complexité est inhérente à la recherche en elle-même. Les chercheurs ont été confrontés à l’implication d’une multitude d’acteurs, à des représentations, des croyances, des attentes très différentes, en lien entre autres, avec une évaluation préalable de la formation par un cabinet extérieur, à partir de laquelle l’ARS avait fait des préconisations d’amélioration.  De plus, les chercheurs ont dû appréhender rapidement de nombreux documents et de nombreuses informations liées au dispositif d’intervention.

Un exemple de résultat de recherche : une typologie originale de Territoire(s) apprenant(s)

En travaillant en collectif de chercheurs au cours des journées d’étude nous avons commencé à faire émerger une typologie originale autour de l’entrée de « territoire apprenant », ce qui a permis ensuite de poursuivre en intégrant les propositions d’autres collègues exerçant dans d’autres laboratoires à l’URCA.

Première typologie : territoire(s) apprenant(s) et…

– le sens même de Territoire(s) apprenant(s) : un concept émergent

– territoire(s) apprenant(s) et l’École et les autres milieux d’intervention
– territoire(s) apprenant(s) et territoires résilients
– territoire(s) apprenant(s) et les dynamiques de formation initiale et professionnelle
– territoire(s) apprenant(s) et les territoires à faible densité
– territoire(s) apprenant(s) et la transformation des pratiques professionnelles

– territoire(s) apprenant(s) et leur rôle dans la réindustrialisation…

Bibliographie

Bertin, Éric. (2020). Pour une approche tridimensionnelle de l’éducation à l’alimentation. Cahiers de nutrition et de diététique, https://doi.org/10.1016/j.cnd.2020.03.002

Bier, Bernard. (2010). Des villes éducatrices ou l’utopie du « territoire apprenant ». Informations sociales, numéro 161(5), pp. 118-124. https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2010-5-page-118.htm.

Bolle De Bal, Marcel. (1996). Voyage au cœur des Sciences Humaines, De la reliance. Paris : L’Harmattan, Tome 1, pp. 315-326.

Carré, Philippe. (2005). L’apprenance : vers un nouveau rapport au savoir. Paris : Dunod.

Frisch, Muriel. (2021). (Dir.). Infirmières et infirmiers de l’éducation nationale : une nouvelle spécialité ? Paris : L’Harmattan.

Frisch, Muriel et Paragot, Jean-Marc. (2020). Professionnalisation des infirmiers et infirmières scolaires avec un dispositif d’Analyse des Pratiques Professionnelles et dans des formes de rapports aux savoirs. Nouvelle Revue de l’Enfance et de l’Adolescence, vol. 2, numéro 3, pp.111-127.

Morin, Edgar. (1995). La stratégie de reliance pour l’intelligence de la complexité, in Revue Internationale de Systémique, vol 9, n° 2, 1995.

Taddei, François, Becchetti-Bizot, Catherine et Houzel, Guillaume. (2017).  Vers une société apprenante. Les grands axes du rapport. https://cache.media.enseignementsup recherche.gouv.fr/file/Actus/34/3/2017_rapport_taddei-synthese_739343.pdf

Notes 

[1] Les référents de cet axe en 2019 : Muriel Frisch (laboratoire Cérep) et Sandra Mallet (laboratoire Habiter).

[2]IDEKI : Information-Innovation-Didactiques-Documentation-Education-Knowledge-Ingénierie. Ideki signifie « Ouvrir le sens, l’intelligence, le cœur… » dans le Dictionnaire Basque Français coord. par Pierre Lhande. (1926).  (2019), p. 535.

[3] (Centre d’études et de recherches sur les emplois et les professionnalisations)

[4] IDEKI 2021 : Pont-à-Mousson, France), Frisch, M., Henrion-Latché, J., Glaudel, A., Projet IDEKI (France), Université de Reims Champagne-Ardenne, Maison des sciences humaines (Champagne-Ardenne), & Centre d’étude et de recherche sur les emplois et les professionnalisations (Reims, Marne). (2023). Regards croisés de chercheurs sur le concept de territoires apprenants. L’Harmattan.

[5] Le 11 octobre 2019 première journée d’étude à la MSH autour de la thématique « Territoires de faible densité » sous la responsabilité de Sandra Mallet ; Le 15 novembre 2019 deuxième journée d’étude à la MSH autour de la thématique « Territoires apprenants » sous la responsabilité de Muriel Frisch ; Le 6 novembre 2020 troisième journée d’étude autour de la thématique « Les territoires apprenants : dynamique de formation initiale et professionnelle » sous la responsabilité d’Emmanuelle Leclercq.

[6] Territoires apprenants, complexité et réseaux dans nos propres travaux (pp. 19-30) in IDEKI 2021 : Pont-à-Mousson, France), Frisch, M., Henrion-Latché, J., Glaudel, A., Projet IDEKI (France), Université de Reims Champagne-Ardenne, Maison des sciences humaines (Champagne-Ardenne), & Centre d’étude et de recherche sur les emplois et les professionnalisations (Reims, Marne). (2023). Regards croisés de chercheurs sur le concept de territoires apprenants. Paris : L’Harmattan.

[7] Intervention en séminaire organisé par le laboratoire Cérep

[8] Projet de recherche IDEKI Didactiques, métiers de l’humain et intelligence collective

[9] Bolle De Bal, M. (1996). Voyage au cœur des Sciences Humaines, De la reliance.  Paris : L’Harmattan, Tome 1.

[10] Voir le « le tableau récapitulatif : « Territoires apprenants » (dans l’École et Hors de l’École), complexité, réseau de recherches »

[11] IDEKI : Information-Innovation-Didactiques-Documentation-Education-Knowledge-Ingénierie

[12] 4 participants (3 décideurs impliqués + 1 agent administratif) 

[13] Muriel Frisch PU SEF), Johanna Henrion-Latché (Docteure SEF), Laurence Dedieu (MCF Sciences), Simon Joseph NDI Ména (Doctorant SEF)

[14] Centre d’étude et de recherches sur les emplois et les professionnalisations