Une relation qui a du « JE »
Dans mon métier d’enseignant-formateur, j’accompagne de jeunes adultes vers leur vie professionnelle. Il s’agit d’un cursus d’ingénieur par l’apprentissage dans le domaine de la construction. Ainsi, je les rencontre en entreprise et régulièrement en centre de formation au sein de l’école d’ingénieurs ; pour les accompagner, me dit-on ? Mais, pour moi la question de ‘l’accompagner’ reste entière ? Lorsque j’accompagne, c’est toujours pas à pas. À pas feutrés, j’approche pour construire la relation d’accompagnement. Je pense que l’accompagnement est là, dans cette relation où se rencontrent deux personnes autour d’un bout de chemin partagé. Dans cette relation d’accompagnement, j’ai besoin du ‘tu’ pour dire la proximité, le respect, la reconnaissance, à mon alter ego, futur professionnel comme moi ; futur collègue, un jour peut-être ? On ne sait jamais de quoi nos chemins seront faits ? J’accompagne, dans ce sens-là ; ainsi prennent sens les événements de l’accompagnement. Aussi, je nomme par le prénom, mon alter ego existe et naît dans cette relation duelle plus confortablement, plus aisément. Si je le nomme, il existe pour moi, face à moi, et pour ses pairs. Si je le nomme, il ne reste pas l’invisible au milieu d’un groupe. J’accompagne de jeunes adultes apprentis-ingénieurs, dans les prémices de leur vie professionnelle et dans leurs études. Certains se laissent accompagner, d’autres non, j’aimerais savoir pourquoi ? Parce que personne n’a jamais osé prendre le risque de leur faire confiance ? Où bien se pensent-ils insuffisamment confiants en eux-mêmes pour accepter qu’on puisse leur accorder la confiance ; où bien parce que c’est moi ? La confiance, pas à pas, n’est jamais facile à construire, jamais gagnée. C’est la saison des projets de fin d’études, nous sommes au mois de juin, dans mon école. Ici fleure alors, non pas le parfum des vacances, mais le parfum printanier d’une vie professionnelle à venir. Les apprentis s’égrainent, les uns après les autres, pour soutenir leur travail de fin d’année devant un jury de professionnels. C’est un point de passage obligé pour leur diplôme, réussiront-ils ? Tous ? Ce moment est un véritable rituel d’évaluation, qui signe la fin d’un parcours, le début d’une vie professionnelle pour chacun d’eux. Alors, j’accompagne, je les accompagne trois années durant, parfois tant bien que mal jusqu’à ce moment de vérité là
Leur identité scolaire s’efface pour laisser place au futur professionnel, mais pas toujours. Je crois qu’accompagner est une question de juste distance et de valeur. Chacun a la sienne, de part et d’autre de cette relation d’accompagnement. Une fois leur soutenance réalisée, j’échange quelques mots bienveillants, félicite ceux qui ont réussi, soutiens ceux qui ont échoué, ils auront droit au rattrapage. Lors de cette dernière campagne de soutenance, comme à l’accoutumée, j’ai félicité l’une des apprenties que j’accompagne, Sylvie,
« Félicitations, Madame l'ingénieure ! Bon travail ! » Signe réellement pour moi, la fin du contrat d'accompagnement. Signifier la fin du contrat, la fin de la relation de partenariat entre l'accompagné et l'accompagnant même s'il s'imprime quelque chose en creux au fond de nos êtres, de part et d'autre est nécessaire. Une réponse de cette ingénieure « Merci à vous pour vos nombreux conseils durant toute la formation ! À bientôt ». C'est drôle comme en un moment tout peut se cristalliser de part et d'autre, naturellement. Pour l'ingénieure, elle accepte la fin de la formation vers sa nouvelle vie et de nouvelles étapes professionnelles qu'elle devra désormais construire non pas
seule, mais autrement. Pour le formateur que je suis, accepter cette nouvelle éclosion, cette re-naissance doit se faire avec délicatesse, les mots sont importants. Je me souviens il y a un an, lors d'un entretien avec elle à l'école d'ingénieurs pour son projet de fin d'études, l'initialisation des premières traces professionnelles, nous avons discuté longuement sur son projet de fin d'études, les prémices, là aussi.
En septembre 2015, l'idée du projet était là, elle avait tout pour y parvenir, enfin presque tout
Elle doutait de son idée, mais plus encore de sa capacité à la mener à termes au sein de son équipe de travail.
Elle disait que cela ne marcherait pas.
« Essaye" lui ai-je dis !
Il n’y avait pas d’autres échappatoires. Elle devait y aller, plonger, s’immerger dans cette réalité professionnelle. Elle revient en novembre pour le second rendez-vous, nous échangeons. Elle m’explique que le projet est lancé. Lorsqu’elle a présenté sa démarche de projet à sa direction et ses collègues, tout le monde a adhéré. Je lui pose alors la question : « Que s’est-il passé ? » puisque rien d’autre n’avait changé à l’extérieur, apparemment.
À la dernière rencontre, cela ne devait pas fonctionner, avait-elle dit. Elle ne m’a jamais vraiment donné de réponse. J’ai continué en lui demandant si c’était elle qui avait changé ? La seule limite qui existait, la seule barrière était elle-même. C’était une personne très sérieuse volontaire et appliquée à l’école, scolaire. Le changement identitaire tient à peu de choses, et les exigences de l’école ne sont que des espaces transitionnels vers la vie professionnelle. Et la réponse se fait parfois attendre pour parachever cette nouvelle identité, mas ce n’est pas parce qu’elle n’est pas dite qu’elle n’existe pas. Les silences aussi sont importants. Alors je crois qu’accompagner est un chemin où chacun amène ce qu’il est pour le partager, un art du don, nouveaux ponts vers un ailleurs, un autre soi-même, soi-même comme un autre nous dit Ricoeur. Et moi aussi, j’apprends dans cette relation, j’apprends l’autre, j’apprends à être un peu plus moi-même, j’apprends le dévoilement, l’empathie et l’écoute, cet art de la plongée dans la relation humaine d’accompagnement. Un part d’humanité qui va dans cette relation dévoiler ce qui est, dire ce qui n’est pas, ce qui est absent, ce qui mérite d’être mis en exergue. Cela tient au J E qu’il y a de part et d’ autres, aux convictions échangées. Accompagner, relation humaine à deux, doit conserver sa complexité, plus que comprendre. Il faut l’accepter comme un déjà là, une entropie permanente, pour lui préserver cette complexité. Je ne sais si j’accompagne « bien » mais si le JE est présent de part et d’autre, l’accompagnement est là, plus ou moins vaillamment. Je vois l’accompagnement comme un mille-feuille avec ses couches et ses strates. Plus l’interaction est ancrée, dans une histoire vivante, un « se faisant », plus nous découvrons les feuilles croustillantes successivement pour accéder à la couche suivante, pour accéder à la crème, à l’onctuosité, le cœur moelleux. Cet effeuillage, ce dévoilement est une approche qui s’écrit avec une temporalité, rester dans la complexité est le signe que l’on reste dans l’humain, accompagner prends du temps. Accompagner n’est pas dans l’industrialisation d’un processus, ni une fragmentation de la vision de l’homme qui serait désincarnée. L’accompagner est unique à chacun. La relation pousse vers une nouvelle feuille plus croustillante encore, des résistances seront toujours là au fur et à mesure de la relation, des moments plus moelleux aussi. Ce qui m’importe, c’est que la relation éprouvée ne devienne pas tragique ou dramatique, que le millefeuille ne tourne pas au crumble ! J’aime les prémices où tout peut encore s’inventer, se construire. Où tout encore, pourra s’imaginer et s’écrire. Accompagner ne peut se faire que si la relation a du JE et du jeu. Un livre ouvert dans lequel l’histoire reste à écrire…